[Letter to Albert Aupetit] 1901 May 28
Les Brayères sur Clarens, Vaud (Suisse)
28 mai 1901
Monsieur,
Mon chalet de la Bugnonne, aux Monts de Pully,
était un chalet d'été; j'habitais l'hiver un appar-
tement à Lausanne même. Ayant perdu ma femme
l'an dernier, je suis venu, avec ma fille, me fixer ici
pour toute l'année. J'y suis arrivé il y a huit jours,
non pas triste, car j'ai une foi robuste dans la force de
la vérité, mais seulement un peu mélancolique en
considérant la difficulté et la lenteur de sa marche.
Or, depuis mon installation, j'ai reçu d'abord, le 22,
une lettre m'annonçant qu'en novembre prochain,
un cours d'économique mathématique serait donné à
l'Ecole des Hautes Etudes Sociales par M. Pareto, mon
successeur à Lausanne, et ensuite, hier 27, votre lettre
du 25 et votre thèse de doctorat ès sciences économi-
ques dans laquelle vous mentionnez et utilisez mes
travaux d'une [?] si flatteuse. Et, de ces deux inci-
dents, le second ne me paraît pas le moins satisfaisant,
vu que M.Pareto, qui adopte complètement mon éco-
nomie politique pure, reste [?] attaché à l'école économiste
individualiste en économie sociale et en économie politique
appliqué, tandis que vous me semblez plus disposé peut-être
à vous ranger à quelques-unes de mes vues en matière de
répartition et de production de la richesse.
Je vais lire votre Essai très attentivement et vous ferai
part de mes observations. Je vous prie seulement de me don-
ner un peu de temps pour cette opération; car ma tête est
affaiblie et se fatigue vite. J'ai déjà parcouru, hier et ce
matin, votre chapitre exposant l'Equilibre économique
en 42 page et j'ai trouvé tout à fait remarquable de
concision et d'exactitude. Mais vous comprendrez, je
l'espère, qu'il n'était pas possible d'aller de ce train dans
la première investigation du problème. Il me paraît même
certain que, quand vous serez professeur, vous devrez
adopter, vous aussi, une allure beaucoup plus modérée
et plus à la portée de vos élèves.
Je crois reconnaître que vous avez commencé votre tra-
vail avec ma 3e édition et que vous n'avez eu que plus tard
la 4e parue en septembre dernier. Quand j'aurai achevé
mon emménagement, je vous enverrai cette 4e édition en
vous indiquant au crayon tous les passages ajoutés ou modifiés.
J'ai, dans mes cartons, un exemplaire donnant ces indica-
tions que j'ai déjà fournies à un jeune Allemand qui pré-
pare la soutenance à l'Université de Berlin d'une thèse
analogues à la votre. Je suis content que vous soyez arrivé
le premier ; mais je tiens, d'autre part, à ce que vous vous
référiez dorénavant à mon édition définitive.
Agréez, avec l'assurance de toute ma satisfaction et de
toute ma sympathie, l'expression de mes sentiments bien dévoués.
Léon Walras